Une clé pour Cirta
(Article paru dans le journal An-Nasr le 4 janvier 1966)
Malek HADDAD
On ne présente pas Constantine. Elle se présente et l’on salue. Elle se découvre et nous nous découvrons. Elle éclate comme un regard à l’aurore et court sur l’horizon qu’elle étonne et soulève. Puis, satisfaite de son effet, elle se fige dans sa gravité, se regroupe dans sa légende, se renferme dans son éternité. Les ponts et les rochers ne sont que des prétextes, les signes extérieurs d’une virtuosité qui se plaît à surprendre, le talent d’un destin de génie qui se sait d’autre raison de gloire et de respect. Cette prouesse est d’abord de la pudeur. A tout jamais ma ville s’est réfugiée derrière l’image qu’on s’en fait. Concédant une attitude et tolérant une silhouette, jalon entre deux infinis, elle veille sur le passé et relais du soleil, elle monte droite au pied des espérances.
Elle est une présence, elle est un rêve qui continue. A ses genoux les mots sont pauvres courtisans. Le doigt de Dieu s’est posé par ici et la main de l’homme ne peut que s’élever pour cette ovation qui, à son paroxysme, avoue déjà son impuissance.
Vous étiez venue nous voir par un matin d’automne. Nous vous attendions depuis longtemps, nous vous attendions depuis toujours. L’été nous avait quittés depuis peu et les cigognes s’apprêtaient à le suivre. Sur la grande place, les hirondelles dessinaient des valses; Les enfants qui le pouvaient reprenaient le chemin de l’école, ce chemin de l’école qui par ces jours rabougris ne différait guère du triste chemin des écoliers.
Une clef pour ma ville, une clef pour mon cœur, des mots qui s’aventurent dans la phrase bousculée des ruelles séculaires, dans le désordre parfumé des mots brûlants comme l’actualité et suaves comme une chanson de geste, affluence, confluence, l’Afrique, le Maghreb, le Monde Arabe, la vie patiente, la vie prudente, rageuse, rongeuse, la couleur qui n ‘en peut plus, la Méditerranée, la Plaine et par là-bas cette autre place. Matin de mon village suspendu au bout du temps, maisons penchées, maisons pensives, Dieu donnez-moi du talent pour parler de ma ville.
Je me souviens : Le matin se réchauffe encore aux rêves de la nuit. Viens. Nous prendrons par les rochers qui cloutent le versant de Sidi-M’Cid. Les escargots de mon enfance sont à leur place. Les chardons laissent encore couler la glu que nous récoltions pour la chasse aux oiseaux. Dans l’herbe rare un petit lézard contemple une idée fixe. Dans le bas, c’est elle, c’est la ville, c’est Constantine. Un triangle violacé sur lequel nagent des fumées qui s’adossent à l’horizon.
Tout comme les escargots, ma ville a choisi la sécurité du roc. Les aigles aussi. Aussi les monuments. Par temps clair, çà et là, un minaret apporte son audace à l’audace des cimes et l’on peut voir celui de la mosquée de Sidi Rached se profiler sous la grande arche du pont comme un rayon céleste, une tour fragile qui soutiendrait pourtant d’autre fondation.
La route maintenant délaisse les rochers pour devenir une rue, pour devenir un boulevard. Poignant symbole, l’hôpital contemple la ville, au bord du danger, au bord de l’accident, au bord de la rupture. La mort et la maladie ne sont-elles rien d’autre qu’un accident, qu’une rupture? Le Pont-Suspendu, je n’en parlerai pas. Je comprends son utilité, j’admire sa grâce, je respecte sa témérité et je regrette sa présence. Il y a dans certaines victoires de l’homme sur la nature, quelque chose qui m’émeut et qui me gêne à la fois. Elles me semblent un affront à la nature qu’on humilie en la domptant. J’éprouve le même sentiment en voyant au cirque des animaux sauvages, fiers et puissants, obéir docilement à la maigre personne d’un dompteur. La disproportion fait mal au cœur. J’y vois une atteinte grave à la dignité et à la majesté de ce qui est grand et beau. Je me console à la pensée que les oiseaux n’empruntent pas de passerelle pour se rire des gnomes.
Une caserne, un vieux lycée. Le lycée portait le nom d’un guerrier, le duc d’Aumale et il a fallu notre guerre de libération pour qu’il s’appelle d’un nom civil : Ahmed Redha Houhou. Un homme de pensée paisible et doux. Je le vois encore dans les rues de Constantine, visage maigre cachant sa méditation derrière des lunettes foncées. Ils l’ont tué un jour de mars 1956. Ou bien encore promenant ses élèves sur les hauts de la ville. C’était un disciple de Cheikh Abdelhamid Benbadis.
Abdelhamid Benbadis… Bien ici comme ailleurs et plus ici qu’ailleurs, point n’est besoin de temps pour entrer dans l’Histoire. Quand s’ouvrent les prisons et quand s’ouvrent les livres, l’Histoire ce saupoudre de légende. Le peuple a bonne mémoire et sa mémoire, disait Mohamed Dib, est la Bibliothèque Nationale de l’Algérie, Dans les petites boutiques de la vieille ville, dans les minuscules échoppes qui baignent dans le passé, le portrait du Cheikh contemple la misère qu’il refuse. Souvent il illustre un calendrier. Son regard s’en va au bout d’on ne sait quelle nostalgie. Rien de plus émouvant, de plus tragique même, que ce portrait pieusement confié à la garde de gens qui n’ont jamais lu une ligne du philosophe et qui pour la plupart n’ont d’autre culture que leur amour du pays. Du pays réel, du pays restauré. Du pays conservé. Cette photo du Cheikh n’est pas un simple hommage. Dans son instinct d’amour et de conservation, le peuple de ma ville a semé ses espoirs et ses regrets sur le chemin qui va au plus loin de nos âmes, dans ces recoins tranquilles des valeurs retrouvées.
C ‘est dans ces rues de la vieille ville,- Oh ! Que les mots ne vous trompent pas. – C’est dans ces rues de la ville de toujours, c’est dans ces rues d’abord, dans ces rues surtout que se promène une âme, que rôde un souvenir, que s’allume un sourire. Et que rêve une chanson que le cri des corneilles et le soupir des tourterelles transportent, une chanson qui raconte Salah Bey, chanson qui s’élève et s’étale à la recherche des belles altitudes et va jusqu’aux Aurès saluer cet autre piédestal, cette autre citadelle de l’amour et de l’honneur du Mont Chelia.
Baptiser une rue, une place n’est qu’une simple commodité. Place des Galettes, rue des Cigognes, voûtes centenaires qui soutiennent une émotion permanente, ombres bleues des midis qui patientent, pénombre rousse des soleils épuisés et lumière lyrique qui écrase la plaine et lueur de tendresse quand la lune feutrée caresse le Chettaba.
Une clef pour Constantine, une clef pour mon cœur, pour cet itinéraire qui s’en va et revient dans le merveilleux désordre des refrains décousus. Un fellah est venu apporter des fleurs et du lait. Des enfants jouent. Un minaret appelle. Le Rhumel persiste dans son audace. Un mendiant sur un pont rappelle, lui, les problèmes qui se posent.
Vous étiez venue nous voir par un matin d’automne, un matin tout pareil à celui-ci. Un matin de Novembre qui préfaçait le Jour du Siècle. Le temps n’était plus à la visite, le temps n’était plus à la promenade, C’était le temps d’un rendez-vous. Le Rhumel s’en souvient, les corneilles s’en souviennent, les tourterelles s’en souviennent. Et les cigognes qui nichent sur les toits du Quartier des Tanneurs, quand elles nous quittaient, aux premiers froids s’en allaient raconter aux quatre coins de l’Afrique et du Monde Arabe que le jour se levait sur la terre algérienne.
Vous êtes ici chez vous. Dans le ciel de Constantine, aujourd’hui, notre drapeau tient compagnie aux cigognes et aux hirondelles. On pouvait croire que rien n’a changé et pourtant…
Constantine qui s’avance dans l’espace comme un promontoire traverse le temps, massive, énorme, déconcertante, identique à elle-même et toujours renouvelée, immobile et vivante. A tout jamais elle a pris la mesure exacte des choses et se rassure dans sa permanence. Elle s’offre et se refuse ; terriblement attentive et puissamment indifférente.
Pour mieux se mériter, et dans un orgueil refusant ses limites afin de plus encore s’honorer, elle s’érige elle-même en monument.